Comme toute crise systémique, le Covid-19 bouscule les certitudes et interroge notre fonctionnement collectif. Cela vaut aussi pour le monde de la recherche, dont les événements rappellent l’importance cruciale, mais qui a été largement fragilisé ces dernières années par la volonté de le mettre au service de l’innovation privée et l’exacerbation de la compétition aveugle pour l’obtention des moyens.
Éclairer le débat public
Le choix de l’exécutif de s’entourer d’un conseil scientifique est positif, dans la mesure où ses membres sont connus et reconnus, et où ses avis sont publics – cette transparence devrait d’ailleurs s’étendre aux débats internes de ce comité, le dissensus pouvant lui-même être source d’éclairage. Si l’écologie politique affirme l’impérieuse prééminence de la décision démocratique sur un hypothétique “gouvernement des savants”, elle n’en appelle pas moins à une prise en compte renforcée des faits scientifiques. Les décisions politiques font aujourd’hui bien trop souvent l’impasse sur les regards objectivés sur l’état du monde, qu’il s’agisse du climat, de la biodiversité ou des inégalités. C’est une première leçon à tirer de cette crise : pour construire un futur durable, il faut sortir des postures idéologiques et pleinement intégrer dans le débat public ce que la science nous dit du réel.
Ce constat rappelle d’ailleurs que la privatisation des briques de base de la science que sont les publications scientifiques est profondément contre-productive : la diffusion de la connaissance n’est pas une activité lucrative mais un impératif sociétal. En ouvrant publiquement l’accès à leurs revues à l’occasion de cette crise, les grands éditeurs scientifiques l’ont d’ailleurs reconnu implicitement ! L’obligation de publier sur des sites à accès ouvert doit devenir la norme plutôt qu’une simple option ; au-delà, les dépenses aujourd’hui consacrées aux abonnements doivent être transformées prioritairement en investissements qui permettent à la communauté scientifique de reprendre le contrôle du système éditorial.
La deuxième leçon de cette crise est que la marge d’action de la politique est immense : tout est affaire de volonté. Face au Covid-19, le consensus a été immédiat : notre système de soin étant encore capable de faire face, notre système social étant en mesure d’éviter à la population des conséquences désastreuses en cas de fort ralentissement économique, la priorité absolue a été donnée à la santé, quitte à bousculer frontalement l’économie. Il faut observer ce qui se passe de l’autre côté de l’Atlantique, où Trump met ouvertement en balance la propagation de l’épidémie et le maintien de l’activité économique, pour réaliser que notre modèle social est un formidable atout – et n’a rien d’une évidence. Cette logique de priorisation devra, demain, s’appliquer à l’ensemble des questions environnementales avec la même vigueur. La menace liée au changement climatique et aux destructions d’écosystèmes a beau ne pas être aussi immédiate et palpable, elle n’en est pas moins réelle et aura, à terme, des conséquences bien plus vastes et structurantes que la crise actuelle. Le travail scientifique sur les origines du Sars-Cov-2 indique d’ailleurs que, comme pour la plupart des virus responsables des pandémies récentes (Sars-Cov-1, Ebola…), son origine se situerait dans des interactions trop directes avec des animaux sauvages issus d’écosystèmes fortement perturbés par l’extension continue et dérégulée des activités humaines.
Une recherche foisonnante plutôt que productiviste
Alors que déferle la pandémie et son cortège de victimes, les regards se tournent en premier lieu vers les soignants, mais aussi vers les chercheurs, sommés de proposer des solutions – qu’il s’agisse de traitements, d’un vaccin, d’organisation collective (confinement, adaptation économique, gestion du stress imposé au corps social…). La communauté scientifique s’est fortement mobilisée en réponse : travail dans l’urgence, réorientation des activités de très nombreuses équipes, offres de service de collègues de toutes disciplines. Mais les politiques de la recherche conduites ces dernières années ont-elles été de nature à permettre aux scientifiques de répondre dans les meilleures conditions à ces sollicitations ? Pour les écologistes, la réponse est clairement négative.
L’organisation du système de recherche doit permettre à des équipes de suivre des chemins originaux, dont les conséquences ne deviendront peut-être palpables que dans un futur éloigné. Or, la frénésie du financement sur projet va précisément à l’encontre de ces objectifs : au nom d’une optimisation théorique de l’allocation des ressources vers les « meilleures équipes » (le concept de l’excellence, ce mot-valise profondément contre-productif [1]), elle consomme des moyens humains et financiers considérables (écriture des projets, évaluation de ceux des pairs) et obère la possibilité d’une politique scientifique cohérente (chaque guichet fait ses propres arbitrages, avec une connaissance au mieux partielle de ceux d’autres financeurs). Ces dernières semaines se sont multipliés les témoignages de chercheurs dont les projets portant sur… les coronavirus étaient en stand-by, faute de financement [2,3]. De plus, la mise en concurrence généralisée des équipes génère une course à la publication scientifique, qui se traduit par une hausse continue du nombre de papiers et une diminution symétrique de leur richesse. Les récentes déclarations du président du CNRS sur le “darwinisme de la recherche”, vigoureusement dénoncées par un collectif [4], montrent que la mystique de la compétition à outrance est encore bien présente dans le management de la recherche. Pour les écologistes, il faut d’urgence revaloriser les moyens de la recherche publique, non pas en créant de nouveaux appels à projets, mais en augmentant très fortement les recrutements sur postes permanents et le soutien de base inconditionnel des laboratoires. Les moyens sont au moins pour partie aisés à trouver, dans le cadre d’une révision du Crédit Impôt Recherche, devenu pour une large part un outil d’optimisation fiscale au coût exorbitant (6 G€, soit 2 fois le budget du CNRS) et au rendement plus qu’incertain, surtout au regard des sommes en jeu [5].
L’émergence du Covid-19 a vu la multiplication des appels à la transparence et au partage des données, dans un contraste frappant avec la situation des individus et des frontières. De fait, les premières séquences génétiques ont très rapidement été mises à disposition de la communauté, tandis que les statistiques de propagation de l’épidémie étaient publiées largement (même s’il est difficile de s’assurer que tous les gouvernements jouent le jeu à l’identique). Les rumeurs de tentative de prévarication de recherches sur un vaccin par le gouvernement américain ont provoqué un tollé. Les grands éditeurs scientifiques ont mis en place des accès gratuits à leurs revues. Bref, face à l’urgence, il semble qu’un sursaut salutaire ait eu lieu : la communauté scientifique et les gouvernements (re)découvrent les vertus de la collaboration et de l’échange en matière de recherche, là où la compétition et la privatisation des résultats de recherche était en passe d’être imposés comme références. C’est une 3e leçon que nous pouvons tirer de cette crise : la connaissance scientifique est avant tout un bien commun immatériel, et la recherche n’est jamais aussi utile et vivace que lorsqu’elle est gérée comme un Commun.
La crise du Covid-19 vient également rappeler l’importance d’une recherche explorant très largement les frontières de la connaissance. Les sujets qui mobilisent l’attention un jour ne seront pas les défis de demain : il faut préserver notre capacité à se projeter sur n’importe quel sujet. A l’image d’un écosystème, dont la résilience repose sur sa diversité, la recherche doit être diverse et résister aux effets de mode, qu’ils soit endogènes ou imposés par la commande politique ou les attentes des industriels. Cela ne signifie pas pour autant l’absence d’une politique scientifique : il est légitime que les citoyens souhaitent des éclairages sur des questions, ou que des stratégies économiques puissent s’appuyer sur des technologies nouvelles. Mais d’une part, ces décisions doivent être construites dans le cadre du débat public, afin de faire émerger une véritable démocratie scientifique ; et d’autre part, ces priorisations ne doivent concerner qu’une partie des attributions de moyens, à côté (et non à la place, comme c’est la tendance depuis plus de 10 ans) d’un soutien de base important et d’emplois stables, gages d’indépendance et de créativité.